
Un grand reportage qui restitue la parole de notables et de personnes ordinaires pour montrer comment se creuse le fossé entre Islam et Occident.
Rencontrer les personnes en chair et en os, prendre le temps de les écouter, restituer leur point de vue sans raccourcis : Anne Nivat pratique un journalisme de reportage intègre, qui lui a d’ailleurs valu une grande réputation (Prix Albert Londres 2000 notamment). Elle ose aussi un journalisme extrêmement courageux en se rendant dans des territoires que la plupart des journalistes délaissent.
La reporter livre ici le fruit de nombreuses conversations au Pakistan, en Afghanistan et en Irak. Son spectre d’interlocuteurs est large : des responsables de formations politiques, des enseignants d’écoles coraniques, le chef du Conseil des Oulémas afghans, le leader d’une armée de résistance irakienne, un professeur en sciences politiques, mais aussi des mères de famille, des instituteurs, des chauffeurs et autres gens plus ordinaires. Tous ne sont pas des islamistes au sens strict du terme (on trouve un père dominicain dans le groupe). Mais tous livrent une vision de l’Occident accablante.
Le plus percutant concerne sans doute leur jugement sur la duplicité occidentale. Fier de ses droits de l’homme et de son credo démocratique, l’Occident impose ses valeurs politiques, morales et économiques par la force, et détruit beaucoup plus de vies que les islamistes guerriers. Un énorme sentiment d’humiliation et d’injustice traverse tous les propos, radicaux ou non, exprimés page après page.
La critique vise avant tout les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Elle déteint cependant sur tous les pays occidentaux et produit des stéréotypes ravageurs. Européens et Américains forment donc un club de riches dont l’arrogance n’a d’égale que l’égoïsme qui fonde leur mode de vie. Par extension, les reproches adressés aux gouvernements rebondissent sur les hommes et les organisations. Tout média occidental, toute ONG et tout individu, quelle que soit sa bonne volonté, devient suspect, infréquentable, définitivement étranger.
Ainsi se construit progressivement cette fameuse « guerre des civilisations », générée par ceux-là même qui la dénonçaient. Anne Nivat conclut son livre par un appel à la curiosité de l’autre, qu’elle adresse aux Musulmans comme aux Occidentaux. Sans cette valeur fondamentale, pas de confiance mutuelle possible. Et pas d’issue à la crise.
Pierre-Louis Chantre
Fayard, 165 p.