
Une enquête accablante sur les dérives de la justice et de l’armée dans un pays terrifié par ses autorités.
On ne ressort pas indemne d’une exploration de la Russie d’aujourd’hui. Les récits d’Anna Politkovskaïa (voir notamment ici) ont déjà livré des descriptions effrayantes de l’ex-Union soviétique. Journaliste suisse spécialisée dans les pays de l’Est, ancienne correspondante pour la TSR et le Nouveau Quotidien, Thérèse Obrecht suit les pas de sa malheureuse confrère avec un livre qui sonde les dérives du régime poutinien. L’effet après lecture est identique : stupeur et consternation devant une situation dantesque.
Sa méthode d’enquête paraît similaire à celle de sa consoeur russe : après avoir recueilli des témoignages autour d’affaires récentes, six chapitres thématiques exposent des histoires individuelles exemplaires. Journalistes séquestrés par les services secrets, hommes de science envoyés en colonie pénitentiaire pour avoir travaillé sur un sujet délicat, hauts gradés de l’armée qui commettent des crimes arbitraires, groupes racistes impunis, les cas de violences étatiques ne manquent pas. Ils racontent la brutalité inouïe de l’armée contre ses propres soldats, la répression arbitraire des forces de police, la suspicion généralisée, la corruption d’une justice devenue « un rouage du pouvoir exécutif » et une instance de protection des fonctionnaires criminels. L’image qui en ressort n’est pas seulement celle d’une régression vers une ère d’oppression de l’Etat. Aux relents de totalitarisme s’ajoute le chaos interne d’une administration qui ne contrôle plus son appareil. La Russie mange ses propres enfants sans pouvoir rien y faire.
Quelques faibles lueurs éclairent ce sombre tableau. Ici, un comité de mères de soldats se bat jusqu’à la reconnaissance de crimes militaires. Là, un jeune avocat ose défendre des individus contre l’Etat, un procureur n’étouffe plus les crimes d’un fonctionnaire, un général refuse de taire les exactions de ses officiers. Quelques scandales filtrent aussi au sein d’une presse majoritairement muselée.
Ce pays va-t-il s’en sortir un jour ? Thérèse Obrecht semble miser sur les îlots de résistance, sur le travail aussi d’historiens qui cherchent à bâtir une mémoire collective totalement délaissée. L’espoir paraît cependant mince, tant la peur et l’incertitude dominent les esprits du haut en bas d’une société déboussolée.
Pierre-Louis Chantre
Autrement